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Par Camille Hémet, professeure à PSE et maître de conférences à l’ENS-PSL.

D’ici 2050, l’ONU prévoit que 86,7 % de la population des pays les plus riches habitera dans une zone urbaine. Cela implique que nous vivrons dans des villes de plus en plus denses, avec pour effet une augmentation du potentiel d’interactions économiques et sociales. Ces interactions peuvent être positives et conduire à des résultats « productifs » (par exemple, l’échange d’informations réduisant les frictions sur le marché du travail), mais elles peuvent aussi être préjudiciables à la communauté (par exemple, les interactions criminelles). Il est donc essentiel de comprendre quelles conditions font des villes des lieux de cohésion sociale où les gens partagent des relations de confiance, des normes communes et un sentiment d’appartenance à une communauté, non seulement au sein de groupes sociaux ou ethniques, mais aussi entre eux.

L’ESPACE URBAIN : UN FACTEUR POTENTIEL DE COHÉSION SOCIALE
L’organisation de l’espace urbain (l’emplacement et la qualité des bâtiments, les infrastructures de transport, les parcs publics…) peut jouer un rôle sur les interactions sociales et leur nature, influençant ainsi les sphères sociales et économiques. En effet, certains types d’équipements ou d’infrastructures peuvent faciliter les interactions sociales, que ce soit au sein de groupes sociaux ou ethniques, ou bien entre eux. L’existence d’un tel lien entre l’espace urbain et les interactions sociales a déjà été illustrée dans des recherches en sociologie urbaine ou en architecture, en s’appuyant sur des études de cas (1, 2). De même, les infrastructures de transport, qu’il s’agisse d’autoroutes ou de réseaux de transport public, peuvent non seulement augmenter la fréquence des rencontres sociales, mais aussi élargir la portée des interactions. En effet, les réseaux de transport peuvent relier des zones socialement défavorisées à des zones plus riches, permettant ainsi à des individus éloignés socialement et dans l’espace d’interagir. Ces infrastructures peuvent ainsi être un vecteur d’interactions au-delà des limites du quartier de résidence, à travers la ville.

Pourtant, même si la présence de certaines commodités favorise les interactions sociales, il n’est pas évident qu’elle se traduise forcément par plus de cohésion sociale. Dans certaines conditions, l’interaction régulière entre individus issus de groupes distincts peut réduire leurs préjugés, améliorant ainsi leur confiance mutuelle, leur capacité de coopération, et, in fine, la cohésion sociale (3). En revanche, si ces interactions restent superficielles, elles peuvent conduire à un renforcement des stéréotypes négatifs entre membres des différents groupes, entravant alors la cohésion sociale (4). C’est à ce type de problématique que je m’intéresse dans mon projet « Ville et cohésion sociale » (5), dans une perspective plus économique.

QUELS EFFETS DE LA RÉNOVATION URBAINE SUR LA SÉGRÉGATION SOCIALE ET LA CRIMINALITÉ ?

Dans un travail mené dans le cadre de ce projet, conjointement avec Nina Guyon (National University of Singapore) et Arnaud Philippe (Bristol University), nous cherchons en particulier à comprendre si l’amélioration des aménités locales, et notamment de la qualité des logements dans des quartiers dégradés, a un effet sur la ségrégation sociale et sur la criminalité. Nous nous appuyons sur le Programme National de Rénovation Urbaine (6), initié en 2004, pour lequel le gouvernement français a investi 47 milliards d’euros afin de réduire la ségrégation sociale et d’améliorer le cadre de vie. Ce programme a notamment financé la démolition et la reconstruction ou la rénovation du stock de logements existant, ainsi que des travaux d’amélioration de la qualité de vie (les espaces verts, les aménagements extérieurs…) dans 571 Zones Urbaines Sensibles (ZUS). L’intensité de ce programme ainsi que le nombre de villes touchées nous permettent d’étudier sous quelles conditions une telle politique de déségrégation entraîne une baisse nette de la criminalité.

Pour analyser les effets de ce programme, nous utilisons des données d’impôt sur le revenu très précises ainsi que des données de criminalité au niveau des villes. Nous montrons d’abord que la politique a effectivement conduit à une diminution globale de la ségrégation des revenus résidentiels dans les villes concernées et que cet effet est renforcé lorsque l’intensité des démolitions augmente. En ce qui concerne les effets sur la criminalité, nos résultats préliminaires suggèrent que les atteintes aux biens (par exemple, les vols ou les cambriolages) et les dégradations de biens publics sont réduites dans les villes concernées. Ce dernier résultat pourrait être un effet direct de la rénovation qui, améliorant la qualité de vie dans ces quartiers défavorisés et donc dans la ville plus largement, tendrait à limiter les comportements délinquants (7). Plus généralement, ces résultats pourraient aussi s’expliquer par une meilleure cohésion sociale due à l’augmentation de la mixité sociale, ou encore par la désorganisation de l’activité criminelle liée aux travaux et au relogement des habitants. Les pistes que nous explorons actuellement devront nous permettre de mieux comprendre les mécanismes sous-jacents.

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Références :
(1) Hanson, J. and Hillier, B. (1987). “The architecture of community : Some new proposals on the social consequences of architectural and planning decisions.” Architecture and Behaviour, 3(3):251–273.
(2) Legeby, A., Berghauser Pont, M., and Marcus, L. (2015). “Street interaction and social inclusion”. In Suburban Urbanities : Suburbs and the Life of the High Street, chapter 9. UCL Press.
(3) C’est notamment l’idée de « l’hypothèse du contact » développée initialement en psychologie sociale par Allport, G. W. (1954). The nature of prejudice. Addison-Wesley.
(4) C’est par exemple ce que suggèrent les travaux du politologue Uslaner, E. M. (2012). Segregation and Mistrust : Diversity, Isolation, and Social Cohesion. Cambridge University Press.
(5) « Ville et cohésion sociale : Infrastructures et aménités urbaines pour une société durable », projet ANR n° 18-CE-22-0013-01
(6) https://www.anru.fr/le-programme-national-de-renovation-urbaine-pnru
(7) Cette explication fait écho à la « théorie de la vitre brisée » exprimée par Wilson et Keling dans un article controversé de 1982, selon laquelle un environnement urbain détérioré est un signe extérieur de faible cohésion sociale et de faible lutte contre les incivilités qui entrainerait un niveau plus élevé de délinquance.

Crédits visuel : https://www.anru.fr/le-programme-national-de-renovation-urbaine-pnru